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Symbolique et érogénéité : quel est le sujet de l'érogénéité ?


Symbolique et érogénéité.


Journées d’Eté d’Espace Analytique. Septembre 2009.



Quand on se demande, dans l’élaboration de l’érogénéité à laquelle se livre Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, par où ça passe, le symbolique, on a bien l’impression que le symbolique devrait passer par où il ne peut passer. Car l’exposition de la normativité génitale trace les contours d’une érogénéité marquée du sceau du silence, de l’isolement de la jouissance et de l’obsession de la muqueuse, sous l’ombre massive de l’organique, voire, du chimique.


En effet, la quasi-totalité du flux libidinal doit, au terme de son développement, déboucher dans la décharge des produits sexués comme but ultime, but sexuel mécanique, alors même que c’est bien du sexuel pris dans le dire inconscient, donc dans l’ordre du symbolique, qui dirige l’enfant devenu homme. Le paradoxe de la question de la détermination symbolique posée à l’érogénéité est donc celui de la théorie qui fait du désir inconscient son levier et renvoie en même temps le désir sexuel à sa mécanique, non la mécanique constituée d’instances historisées mais la mécanique du fonctionnement, contradiction qui nous interroge sur ce qu’est un corps.

La considération dont Freud a témoigné, vingt ans durant, à l’égard de ce texte, nous convoque d’affronter ce paradoxe, et de nous glisser dans les interstices de ses élaborations successives afin de lui poser la question qui suit : quel est, en psychanalyse, le sujet de l’érogénéité ?


I

La distinction entre les pulsions a pour fondement leur relation avec « leurs sources somatiques et leurs buts »[1].


Considérons tout d’abord les sources somatiques de la pulsion. L’on voit apparaître alors un décrochage de l’érogène relativement au corps.


Au terme du chapitre qui élabore la sexualité infantile, Freud affirme que les sources somatiques relèvent d’un mode d’expression figuré[2]. Si ce n’est pas au sens littéral qu’un lieu du corps est l’origine d’une pulsion, alors il faut comprendre que c’est à partir de la fonction érogène que le sens est donné à la fonction corporelle, et non l’inverse.


Par exemple, le symbolique est saisissable d’ores et déjà dans le suçotement, qui, de passer du sein à autre chose, montre qu’il n’est pas le moyen de la satisfaction du besoin mais le vecteur de l’opération symbolique qu’est la substitution, substitution créatrice d’érogénéité. C’est dire aussi que l’inconnaissabilité du fond organique de la sexualité, fond qui en fait pourtant l’essence selon Freud, ne regarde absolument pas celui qui en fait théorie en psychanalyste.


Deux autres données complètent ce décrochage de l’érogène relativement au corps.


D’abord, le caractère partiel de la pulsion en jeu dans la zone érogène n’implique aucunement le caractère partiel de la satisfaction liée à cette activité, car le rassasiement de l’enfant au sein constitue « la norme pour l’expression de la satisfaction sexuelle dans la vie ultérieure »[3].


Ensuite, toute trouvaille de l’objet est une retrouvaille, cette trouvaille ayant lieu explicitement « du côté psychique »[4], l’on peut penser que la première trouvaille l’ait été également. Cette première trouvaille de l’objet, à laquelle on peut appliquer la description freudienne de l’estimation psychique, précède l’érection du moi et ne relève donc pas de l’ordre imaginaire.

Ce qui s’illustre dans la phrase d’enfant citée par Freud[5], « quand quelqu’un parle, il fait clair ». D’abord, ce sont les paroles qui apaisent. Ensuite, la personne dont l’absence provoque l’angoisse est l’objet de l’amour, amour identifié par Freud dans Inhibition, symptôme, angoisse[6] à la Sehnsucht, ce désir ardent, languissant et toujours déjà nostalgique.

L’on peut ainsi penser que la Sehnsucht est la condition du Lust, plaisir-désir et que l’enfant manifeste, par son corps en tant que lieu d’érogénéité, non le besoin de contentement biologique, mais son besoin de l’adresse de l’autre à son égard.

La question du symbolique s’impose car, ainsi, indépendamment de la nécessité de la composition pulsionnelle, nécessité posée par Freud pour que la pulsion ait un objet[7], il y a bien une mise en œuvre de l’érogénéité comme rapport à l’autre : il y a l’adresse à un autre qui maintient l’exercice de la fonction du corps.


Revenons à l’autre trait distinctif de la pulsion et nous verrons la même opération avoir lieu. Le but sexuel est « l’action à laquelle pousse la pulsion »[8] : le but immédiat est somatique (supprimer le processus excitateur dans un organe)[9], mais il a pour raison le but souhaité de la pulsion, qui est objet d’estimation psychique.

Le but est donc toujours un objet, un autre, qui est le lieu de la demande liée à la Sehnsucht, c’est dire que du but sexuel, au sens de la mécanique, la pulsion n’a cure. C’est pourquoi, la synthèse pulsionnelle, dont les failles produisent selon Freud le « ratage de la fonction du mécanisme sexuel »[10] par la faute des buts sexuels préalables, n’est qu’une fiction et que ces failles, dans leur arrangement à chaque fois singulier, produisent bien plutôt la diversité des formes du rapport qu’est la mise en relation d’au moins deux histoires d’érogénéité.


L’injonction d’un but sexuel dénoué de l’ordre psychique produit des énoncés étranges : ainsi, lorsque Freud tente d’illustrer le paradoxe de la tension sexuelle par l’attouchement de la peau des seins chez une femme, l’on relève, premièrement, l’erreur qui consiste à penser que la stimulation de cette zone érogène est productrice de plaisir et d’excitation sexuelle « chez une personne non excitée sexuellement »[11], alors qu’une situation de désir est requise à cette fin, deuxièmement, l’ambiguïté de l’attribution de cette non excitation, l’on ne sait s’il s’agit de l’homme touchant ou de la femme touchée, le reste du texte laissant à penser que de l’excitation féminine, il n’est point question.

Ce serait donc mécanique : quel que soit l’homme qui toucherait cette zone appartenant à n’importe quel femme, il en serait excité. C’est en général un peu plus compliqué que cela.


Le recouvrement, par Freud de l’ordre symbolique est plus que jamais visible dans le caractère paradoxal du devenir que Freud prescrit au but sexuel infantile. Tout d’abord, premier paradoxe, les buts sexuels doivent être refoulés par les digues psychiques (dégoût, pudeur, pitié) qu’ils constituent[12], par formation réactionnelle ou sublimation. C’est dire que les motions pulsionnelles mises à l’écart, le plaisir anal par le dégoût, la cruauté par la pitié et la pulsion de regarder par la pudeur par exemple, ne sont dites perverses que relativement à leur transformation ultérieures. Or, ce ne peut être un conditionnement organique qui régit cette transformation, au contraire de ce que dit Freud[13] : seul le registre de la loi peut justifier la position de l’interdit.

Ensuite, second paradoxe, Freud nous livre une explication contradictoire des devenirs du but sexuel et du choix d’objet à la puberté. Une fois, le but sexuel devient le courant tendre[14], une autre, le but sexuel devient le cours sensuel de la libido[15]. Remarquons qu’il n’y a par ailleurs aucun courant tendre originel de la libido.


Le choix d’objet doit devenir, à terme, la source de l’excitation sexuelle, ce qui implique un saut structurel incompréhensible si à l’érogénéité infantile n’est pas attribuée un ordre de détermination autre qu’imaginaire, à plus forte raison, autre que biologique. C’est pourquoi l’hétérosexualité demeure un problème tant que l’on s’en tient aux facteurs culturels ou accidentels cités par Freud[16], c’est-à-dire tant que l’on s’en tient aux faits non historisés par le sujet : l’image mnésique de la personne dont l’absence provoque l’angoisse est une effigie, qui trace ce qui sera érogène, ce qu’est un homme, ce qu’est une femme.


Le sujet de l’érogénéité n’est pas celui de la pulsion, dont l’histoire semble générale, mais du désir, dont le rapport est singulier, au sens où le désir est mis au rapport dans l’analyse.


II


Comment Freud définit-il l’érogénéité ? La zone érogène est surface, trou et organe. Surface, car elle est le produit de la projection d’une stimulation en une périphérie[17] du corps. Trou, car cette périphérie est celle d’un orifice et la plaisir de la zone érogène est un phénomène de la marge[18]. Organe, car la zone érogène est l’organe concerné de la pulsion sexuelle partielle[19]. En tant que surface, la zone érogène relève de l’ordre imaginaire. En tant qu’organe, elle relève de la fonction biologique. En tant que trou, elle est une voie réversible de la signification : elle laisse passer des matières qui constitue un cadeau[20], c’est-à-dire un symbole, elle prend comme objet le sein, qui est objet prototypique[21], et la muqueuse génitale féminine est à la fois l’objet le plus approprié à l’organe masculin et ce que voile l’estimation psychique masculine. La mise en activité de la zone érogène comme trou relève donc de l’ordre symbolique.


Quel sujet correspond donc à ce corps troué par l’érogénéité, relevant du rapport à l’autre ? Le corps érogène semble faire système économique, puisque les voies de la libido se comportent, avant même le refoulement de la période de latence, comme « des tuyaux communiquants »[22].

En effet, la stimulation qui constitue l’excitation sexuelle, est, quelle que soit la zone érogène, conditionnée de façon centrale[23], conditionnement non explicité, et contradictoire avec le caractère non centré de la pulsion infantile[24]. S’il y a bien quelque chose qui fait l’unité du système économique de l’érogénéité, cela ne peut provenir que d’un ordre autre que l’imaginaire, puisque le moi en tant qu’image extérieure n’est pas encore configuré.

Au conditionnement central de l’érogénéité semble répondre le conditionnement collatéral[25] auquel Freud recourt afin d’expliquer la tendance à la perversion des névrosés.

Ce second conditionnement, postérieur au refoulement, est rendu nécessaire dans les cas où les voies collatérales correspondantes aux buts sexuels infantiles seraient demeurées vides, ce qui voudrait dire que le but sexuel se limite à la visée des organes génitaux. Or cette hypothèse se révèle difficilement justifiable au cours de son examen par Freud, entre expérience et constitution.

C’est dire que les zones érogènes sont déterminées structurellement à être activées et l’on peut ajouter que leur mise en œuvre exige l’adresse d’un autre, dans le cas contraire, l’anorexie infantile n’existerait pas, que leur activité relève des injonctions de la morale civilisée, donc du symbolique, sinon on jouerait avec les contenus intestinaux des uns et des autres, et que leur histoire est historisable à nouveau comme discours de l’inconscient, sinon l’analyse n’aurait aucun effet sur les voies de l’érogénéité.


Le sujet de l’érogénéité est-il le sujet sexuel ? Pour le savoir, intéressons-nous aux pulsions partielles, dont le rapport aux zones érogènes est ambigu. Le texte de Freud nous livre deux appréhensions différentes des pulsions partielles, à la fois seulement illustrées comme plaisir-désir de regarder et cruauté tout au long du texte et composantes descriptives et fonctionnelles de la synthèse pulsionnelle.


Or, les pulsions partielles mettent à mal la domination des zones érogènes[26], car elles en sont indépendantes[27], alors même qu’elles doivent ensuite viser l’atteinte du but sexuel génital. Par exemple, l’excitation sexuelle liée à la cruauté ne peut évidemment pas être expliquée par la joie du mouvement musculaire, ni par le contact de la paume de la main sur la peau, ni par son rapport à la pulsion orale : seule la mise en rapport inconsciente de celui qui frappe et de celui qui est frappé peut rendre raison de l’excitation d’alors. Ces deux pulsions sont d’ailleurs traitées de manière asymétrique : le plaisir-désir de regarder n’est pas inclus dans l’histoire du développement libidinal mais est un but sexuel préalable de l’acte sexuel normal, c’est l’inverse pour la cruauté.

En tout cas, leur indépendance nous place devant une contradiction car, si les pulsions partielles sont indépendantes des zones érogènes et sont tout de même des plaisirs sexuels, c’est que le sexuel peut être dénoué de l’érogénéité. Or la zone érogène elle-même est définie par son aptitude au déplacement, caractéristique de l’hystérie, c’est-à-dire comme zone pourvue de « l’excitabilité des organes génitaux »[28], c’est-à-dire de l’érectibilité. La zone érogène elle-même est donc définie par le symbole du sexuel qu’est le phallus, ce qui fait que l’érogène ne peut être dénoué, en raison, du sexuel.

Le phallus est le signe du sexuel car son prototype est le phallus maternel, dont le fétichiste nie l’absence, c’est-à-dire qu’il est originellement là où il manque, il dira ainsi le sexuel pour les deux sexes. Comme le phallus, signe du sexuel, ressortit éminemment du registre symbolique, l’érogénéité relève avant tout de ce registre. Les pulsions partielles, quant à elles, relèvent d’un rapport spécifique au symbolique, à cause de leur rapport au corps total de l’autre et au discours en lui-même, par exemple à la parole « tu es un chien » considérée comme érogène.



III



Les difficultés qui se font jour dans l’élaboration freudienne du devenir libidinal sont produites par la mise à distance théorique de l’ordre symbolique : la structuration libidinale est rapportée à la nécessité biologique individuelle ou spécifique, et non aux modalités du rapport à l’autre, qui constituent les conditions des figures ultérieures de l’érogénéité.

Il y a en effet un écart entre les conditions subjectives ultérieures de l’érogénéité ou cause du désir pour un autre et la recharge intermittente du corps en tension sexuelle, qui devrait se décharger uniquement génitalement. Si c’est bien au sens figuré qu’il faut prendre les sources somatiques de la pulsion, c’est tout aussi bien le cas de ses buts, ce qui n’est visible que si la capacité de déplacement est aussi restitué au but dit sexuel.


C’est bien la difficulté que rencontre Freud lorsqu’il définit « l’estimation psychique qui revient à l’objet sexuel, en tant que but souhaité de la pulsion sexuelle »[29], estimation qui fait passer des organes génitaux au corps entier de l’autre. En effet, l’estimation devient, sans justification supplémentaire, immédiatement surestimation, et il y a hésitation entre son caractère psychique et sexuel, c’est-à-dire que cette estimation est dite pouvoir irradier sur le domaine psychique à partir du sexuel, alors même qu’elle est toujours déjà psychique.


Nous avons vu que les cas où les voies collatérales de la libido restaient vides n’étaient pas justifiés par Freud, alors qu’ils sont cités comme cas les plus rares de limitation du but sexuel aux organes génitaux. Ces cas sont donc des plus pathologiques. Or c’est ainsi qu’est défini le but sexuel post-pubertaire : « la pénétration dans une cavité du corps excitant la zone génitale »[30]. Comment comprendre alors l’estimation psychique ?


L’on voit la difficulté qu’il y a à définir, à partir de la norme génitale et de la nécessité biologique, les traits du sujet de l’érogénéité. L’évacuation des produits sexués produit selon Freud un plaisir gigantesque[31] et ultime.

Mais, d’une part, la tension sexuelle, dans cette évacuation, ne s’éteint que partiellement et temporairement et est conservée comme tension : c’est pourquoi le désir ne s’évanouit pas après la syncope de la décharge, même si la robe, selon Bataille, ne tombe jamais qu’une fois et, avec un peu de chance, l’on continue à désirer encore un peu le contact avec l’autre.

D’autre part, l’objet sexuel est le but souhaité, de même statut que le souhait du rêve. Car l’estimation psychique de l’autre, qui fait le désir pour lui et conditionne la mise en œuvre de l’érogénéité, a sa source dans l’inconscient. Le sujet de l’érogénéité est ainsi sujet de l’inconscient. Le but inconscient est ce à la fois ce qui résiste au sujet de l’érogénéité et ce qui le constitue.


Or ce qui résiste dans l’érogénéité à son appropriation par le sujet est incarné ici dans l’exposition des rapports entre l’homme, dont le devenir libidinal est décrit ici, et l’objet de son désir, la femme.

Comme lors de la description des suites de l’attouchement, dont nous avons parlé, le lieu de la jouissance, à savoir, une cavité du corps excitant la zone génitale, est défini de façon ambigue, et l’on n’est pas bien sûr qu’il s’agisse de la zone féminine, dans la mesure où le désir de l’homme est ici mu essentiellement par la résistance féminine et sa négativité libidinale constitutive, la femme est toujours, dans le rapport sexuel, présentée comme à son corps défendant.


Ainsi que nous l’apprend Freud dans Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, c’est l’estimation psychique accordée à l’objet féminin qui produit, dans la morale civilisée, l’impossibilité de la réunion des courants tendre et sexuel de la libido, et c’est la pudeur qui à la fois produit l’anesthésie de la femme et exige son forçage par la pulsion d’emprise en cas de défaillance du discours.


La surestimation de la femme n’est en fait que l’envers du mépris qu’elle s’attire du fait de son infirmité génitale, infirmité dispensatrice d’horreur. Cette horreur exige le passage du désir des organes génitaux au corps total de la femme, elle exige que la femme soit belle et elle est en même temps, comme il est dit dans le texte de la Méduse, dispensatrice de plaisir. La beauté est, comme chez Bataille, l’annonce voilée des parties honteuses, et destinée à être souillée : l’excitation sexuelle est excitation de la souillure.


L’on se retrouve donc avec une conception de l’estimation psychique de l’objet sexuel conditionnée par des prescriptions culturelles particulières de la dialectique intersexuelle, prescriptions variables. La femme pudique et modeste semble être devenue chose rare.


Quoi qu’il en soit de leur contenu, ce qui conduit l’estimation psychique de l’un par un autre est dans une certaine indépendance relativement à ces prescriptions, car elle révèle les traits inconscients du sujet de l’érogénéité, c’est-à-dire les façons dont le sexuel s’est signifié pour le singulier.


Le sujet de l’érogénéité est ainsi sujet de l’inconscient.


Séverine Thuet.




[1] Trois essais sur la théorie sexuelle, OC VI., p. 102. [2] P. 142. [3] P. 117. [4] P . 160. [5] P. 163. [6] OC XVII, p. 252. [7] Trois essais…, p. 171. [8] P. 67. [9] P. 102. [10] P. 150. [11] P. 148. [12] P. 113. [13] P. 113. [14] P. 137. [15] P. 145. [16] P. 168. [17] Trois essais…, p. 120. [18] P. 122. [19] P. 102. [20] P. 122. [21] P. 161. [22] P. 84. [23] P. 120, 123, 125. [24] P.171. [25] P. 104. [26] P. 127. [27] P. 128. [28] P. 119. [29] P. 83. [30] P.146. [31] P. 173.

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