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severinethuet

Réel et réalité.

Dernière mise à jour : 27 oct. 2021

CARTEL DU 26 JUIN 2012 D’UNE QUESTION PRELIMINAIRE A TOUT TRAITEMENT DE LA PSYCHOSE, Jacques Lacan.





1/L’assomption de la révolution freudienne prend la forme d’un paradoxe : la réalité n’est pas indépendante du sujet mais celui qui perçoit ce qu’on appelle la réalité ne peut gonfler/dégonfler à loisir la réalité.

La réalité n’est pas indépendante du sujet : ce que montre le schéma R (Ecrits 553) est que le champ de la réalité est subordonné à l’agencement des signifiants, agencement qui constitue le sujet. L’idée d’un perceptum sans objet, formule de la définition classique de l’hallucination, n’a ainsi pas de sens, puisque l’objet n’existe pas indépendamment du sujet (ce qui rappelle la conception du SI de la réalité commune et partageable comme produite par la symbolisation du réel primitif, cf cas petit Dick, ou l’introjection de la part-plaisir du monde extérieur par le moi dans Pulsions et destins de pulsions de Freud, part-plaisir qui correspond au versant signifiant du monde, distingué du versant réel, celui de la Chose). Le perceptum est toujours en quelque sorte le sujet, donc ce n’est pas le côté de ‘objet qui importe, mais celui du sujet.

Celui qui perçoit ce qu’on appelle la réalité ne peut gonfler/dégonfler à loisir la réalité car il n’a pas affaire à une réalité baudruche (Ecrits 542), dont il peut, tel le sujet cartésien/moderne indépendant du monde, s’en rendre maître (par la physique mathématique par exemple). Il y a quelque chose qui résiste au moi dans la réalité : c’est le réel, qui se trouve relatif au sujet en tant que distinct du moi.

La question relative à la conception classique de l’hallucination « Comment faire passer l’intérieur à l’extérieur ? » (Ecrits 541) est une question inepte si l’on considère le rapport de celui qui perçoit (moi et sujet) et ce qui est perçu (le monde, l’objet) à partir de la découverte freudienne de l‘inconscient. En effet, le percipiens n’est plus à l’intérieur et le perceptum à l’extérieur : le monde est à l’intérieur en tant que produit par le signifiant (sinon il ne peut être perçu, par exemple Dick ne perçoit que les boutons de porte et quelques autres objets) et le percipiens est à l’extérieur en tant qu’image du corps qui se retrouve dans les objets (la perception est anthropomorphique) et en tant que constellation symbolique (une chaise peut être utilisée comme telle à partir du signifiant de chaise qui appartient à l’ordre langagier). Le sujet est aussi à l’extérieur dans la mesure où il n’est pas individuel : l’inconscient est le discours de l’Autre et c’est le moi qui produit l’illusion de l’individu (SIII153).

Lacan déplace la question de la réalité relativement à la conception freudienne du percipiens, dans laquelle n’est pas dégagée à proprement parler la dimension du sujet par rapport à celle du moi (dans Psychologie des masses et analyse du moi, l’identification primaire au père ou parents de la préhistoire personnelle, identification qui précède tout investissement d’objet, au contraire des identifications ultérieures, est dite identification de sujet et non d’objet : le père est le sujet du moi, c’est une rare occurrence du concept de sujet). Car, pour Freud, le moi est le représentant du monde externe dans le psychisme, c’est en tant que tel qu’il a pour fonction l’examen de réalité (Le moi et le ça) : Freud conserve ainsi, en quelque sorte, la conception cartésienne du rapport du sujet (« sujet » au sens scolastique : le substrat de la pensée, la substance qui pense, ce qui se trouve là-dessous) au monde mais sa découverte la subvertit et Lacan en tire les conséquences. Lacan invente par conséquent le sujet comme produit par l’inconscient découvert par Freud, ce sujet se distingue ainsi du moi comme instance d’adaptation au réel (ce que retiennent les psychanalystes américains concernant le moi freudien), instance qui a l’accès à la motilité par exemple et la psychose ne peut être ainsi être comprise que par ce qu’il est advenu du sujet (de l’inconscient) et non par le moi, par le rapport du sujet à la chaîne signifiante et non par la responsabilité du moi à l’endroit de la réalité (Ecrits 546).

Le sujet correspond à l’articulation de la question de l‘existence (procréation et mort) en signifiants (Ecrits 549) : ce que je comprends dans ce texte est que l’articulation de la chaîne signifiante est identique au « signifiant dans le (monde) réel » (Ecrits 550). Les signifiants en tant qu’inconscients (différent en général des signifiants liés au monde des objets, et qui permettent de savoir quoi faire d’une chaise, s’asseoir dessus et non la mettre dans un sac pour aller au marché) sont refoulés et conditionnent le désir (Ecrits 575).

2/Les coordonnées du sujet structurent la réalité pour l’individu mais quelque chose résiste à la symbolisation par laquelle l’enfant recrée le monde commun, c’est précisément le réel : que la réalité soir encore mentionnée par Lacan ici, non comme erreur de langue, mais comme concept (schéma R : R comme réalité) montre qu’il y a comme une superposition, un rapport entre le réel et la réalité, superposition qui nous permet de comprendre le fait psychotique qu’est l’hallucination verbale (cas pur de l’hallucination dès lors qu’il s’agit de montrer que la psychose a pour fond le rapport de l’homme au signifiant, c’est plus difficile s’il s’agit de l’hallucination visuelle).

C’est pourquoi les « créations miraculeuses » (oiseaux par exemple) du délire schreberien (Ecrits 560) constituent une « apparition du phénomène dans la réalité » (Ecrits 561) et « dans le réel » (Ecrits 560) : les oiseaux apparaissent dans le réel et dans la réalité. Ce n’est pas désinvolture de langue : le fait psychotique est le débordement du réel dans la réalité, soit de l’inconscient dans la réalité qui devient alors singulière et non plus commune (les autres n’entendent pas « Truie »). Dans la névrose, le réel reste dans l’ombre, dans la nuit. Dans la psychose, la réalité est débordée, illuminée, subvertie par le réel (« le psychotique est un martyr de l’inconscient » SIII149).

C’est du même débordement qu’il s’agit dans la science, ainsi la réponse à la question « comment se fait-il que par miracle les mathématiques correspondent si bien à la nature ? » est identique à celle du paranoïaque à la question, qui n’a pas même besoin d’être posée en ce qui le regarde, « tiens, ceci est le signe de telle intention de telle personne». L’hallucination met en lumière le signifiant refoulé ou l’inconscient, qui relève du réel.

Le signifiant dans le réel est ainsi la constitution du sujet, l’entrée du sujet dans le jeu des signifiants et c’est la percée du réel dans la réalité qui signe l’hallucination : le schéma I du cas Schreber montre l’affrontement du réel et de la réalité en ceci que le champ de la réalité s’étend jusqu’aux bornes signifiantes du schéma, l’inconscient entre ainsi dans le champ de la réalité au lieu de demeurer dans le réel, c’est-à-dire dans l’inconscient. Le champ de la réalité s’étend ainsi jusqu’au phallus et jusqu’au Nom du Père, d’où l’audition des voix dans la réalité, d’où la transformation en femme dans la réalité de Schreber, c’est-à-dire dans l’imaginaire (seins dans le miroir).

Une autre superposition du réel et de la réalité est l’enfantement en tant que désiré (Ecrits 554) : le désir est conditionné par l’inconscient, qui relève du réel (La signification du phallus : le désir est ce qui chute de la demande, de l’articulation signifiante), et l’enfant appartient à la réalité commune (d’autres peuvent le voir), il est le seul fantasme réalisé selon Assoun.

3/La folie n’est donc pas un rapport inadéquat à la réalité (Ecrits 576) mais une mise en lumière du réel, normalement caché, au cœur de la réalité en tant que commune et tout aussi bien au coeur de la constellation signifiante qui définit, sur un mode singulier, le sujet, puisque l’une ne va pas sans l’autre.

Il reste à saisir comment l’on peut entendre l’affirmation du SI selon laquelle ce qui est exclu de la symbolisation apparaît dans le réel (élucidation de l’hallucination du doigt coupé de l’’homme aux loups par la forclusion) : si Lacan avait dit « dans la réalité » au lieu de « dans le réel », l’on n’aurait pas avancé d’un pas par rapport à la conception classique de l’hallucination. C’est la division du percipiens en tant que moi et sujet, son équivocité (Ecrits 532) qui produit la distinction du réel et de la réalité.

Le délire est le déchaînement du signifiant dans le réel (Ecrits 583), que nous comprenons comme le surgissement du signifiant décisif (« Truie » désigne le sujet) dans le réel, réel que voile, habituellement, la réalité commune.

La voix est entendue dans la réalité pour le psychotique (au sens où l’audition produit un effet sur le moi du psychotique) mais ce terme de réalité, terme de la psychiatrie classique, doit être remplacé par celui de réel au sens où c’est le réel comme cœur de la réalité qui est mis à découvert dans l’hallucination.

La condition de l’irruption du symbole dans le réel est qu’il soit issu d’une brisure de la chaîne signifiante, telle la paix du soir (Ecrits 535). Or la formule « la paix du soir » est du signifiant dans le réel (SIII157), il s’agit d’une apparition, qui nous surprend quand on ne l’attend pas : cela nous est dit « du dehors ». Le monde « nous parle » par cette formule, comme « Truie » parle à celle qui dit venir de chez le charcutier. La suggestion par Lacan de la remise en cause de l’idée selon laquelle l’hallucination serait située dans le réel (SIII153), (remise en cause qui contredit l’élucidation de l’hallucination de l‘homme aux loups donc), a pour but de mettre en évidence que « la réalité » (SIII161), dont la perturbation est ce par quoi la théorie classique explique l’hallucination, n’est pas extérieure au sujet car le sujet de l’inconscient est ce qui dynamite l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur.

Le terme de réalité ne doit donc pas être évacué au sens où il serait impropre à désigner le phénomène psychotique ou à qualifier ce dont s’occupe la psychanalyse, comme je l’ai cru jusqu’alors, après avoir été remis en cause comme seul référent de la compréhension du fait psychotique par la psychiatrie classique, il doit être intégré à l’élaboration de la notion de réel.

L’idée de brisure rappelle le caractère discret du signifiant, du bâton dans l’os (SIX), le trait unaire par lequel le sujet naît, la coupure de l’objet a.


Séverine Thuet.


Photo : Jeff Goldblum dans The Fly de Cronenberg.




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