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Malentendu sur l’objet ou, entre la psychanalyse et Foucault, trait d’union : le corps qui tremble.

Séverine Thuet, psychanalyste, psychologue clinicienne ; 39 rue Jouffroy d’Abbans, F-75017 Paris, severinethuet@gmail.com, 06 15 16 68 30.

 

         

A la lecture de l’Histoire de la sexualité[1] de Michel Foucault, celui qui fait le psychanalyste et s’est éprouvé à la lecture des textes analytiques ne peut qu’être frappé de la puissance de l’occultation dont la psychanalyse est l’objet dans cette magistrale enquête menée sur la sexualité en tant que dispositif. Comment s’intéresser au discours du pouvoir-savoir concernant le sexe et ne pas labourer en tous sens le champ théorique de l’érotologie qu’est la psychanalyse ?

Le texte foucaldien à la fois concerne, occulte, et incrimine le discours psychanalytique. En effet, le discours psychanalytique semble ici subsumé sous l’égide du discours répressif sur le sexe, exemplairement même, si l’on considère la théorie analytique comme issue de la structuration névrotique de la psyché - de Freud. Ainsi la psychanalyse apparaît comme ennemie d’un propos visant à désaliéner le corps de sa subordination, de la subordination de ce dont il est le lieu[2] au registre de la loi, de la restriction, de la culpabilité.

 

Un discours sur le corps émerge au cours de l’enquête foucaldienne sur l’herméneutique du sexe dans l’Antiquité, à la recherche d’un modèle qui se distingue de l’hypothèse répressive de la sexualité. Ce discours sur le corps s’oppose au discours sur le sexe, il a pour objet le corps-plaisirs : contre « le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs[3] ».

 

Nous nous demanderons de quel corps il s’agit.

Car il n’est pas si sûr que le corps que le discours analytique cherche à cerner soit si éloigné de ce corps-plaisirs, corps désaliéné de la loi, de la morale et du droit. Il n’est pas si sûr que le discours analytique soit l’ennemi du discours foucaldien.  

Il serait même possible qu’il y ait convergence entre le corps désaliéné et le corps tel que l’envisage l’hypothèse de l’inconscient portée en ses dernières extrémités. Il est possible qu’il y ait convergence entre le corps de la pensée de Foucault et le corps du discours de l’analyste.

 

A côté et à travers, mais finalement bien au cœur.

 

          Ce qu’opère Foucault en premier lieu en ce qui concerne la psychanalyse est de passer massivement et dès le départ à la fois à côté et au travers, au point que l’on peut se demander en quoi la mise en évidence du dispositif de « sexualité » concerne la psychanalyse.

Car Foucault enquête au sujet d’éléments pivots de la pensée analytique - rêve, désir, sexualité, plaisir, interprétation, sens…, autant d’éléments révolutionnés par l’hypothèse de l’inconscient, or tout se passe comme si cette révolution n’avait pas eu lieu.

Tout dans ce début de tome III concerne la psychanalyse !

Aussi bien la question du déchiffrement que celle de la fonction phallique, la détermination de la différence des sexes ou la parole des dieux durant la nuit, jusqu’au rêveur comme ce sur quoi porte l’interprétation. En tant que formation de l’inconscient modificatrice de la modalité de jouissance, le rapport à soi produit par la cure analytique pourrait relever par excellence de ce que Foucault appelle ici, au sujet de l’analyse des rêves, une technique d’existence[4], la psychanalyse comme praxis par excellence !

 

Le déchiffrement apparait dans la formule majeure par laquelle se présente la généalogie foucaldienne : « analyser les pratiques par lesquelles les individus ont été amenés … à se déchiffrer, à se reconnaître, et à s’avouer comme sujets de désir[5] ».

 « se déchiffrer » peut relever précisément du chiffrage de l’inconscient, « se reconnaître » ouvre le champ de l’identité lourdement labouré par l’analyse.

 

« s’avouer » justifie à soi seul de lire Foucault.

 

Il relègue la psychanalyse à un discours passéiste et mort, en tant que discours de pouvoir. Or, que le sexe puisse être objet de confession[6] au sein de la cure analytique révèle en effet que le rapport de pouvoir se trouve possiblement impliqué par le dispositif analytique.

En effet, le cabinet de l’analyste devient confessionnal si l’analyste demeure sujet en question dans la cure, si le discours analytique se confond avec le discours de la maîtrise, si l’analyste maintient son identification à l’Autre et que S(Ⱥ) n'est pas la boussole de l’orientation de la cure. Bref, le cabinet est un lieu de confession si la cure est dirigée comme si, une fois le discours freudien institutionnalisé et vulgarisé, Lacan n’était pas passé par là.

 

C’est pourquoi, contre toute attente, la lecture en passe-muraille que Foucault effectue sur le discours psychanalytique met au jour la condition qui seule rend possible que la psychanalyse reste vivante : le non-savoir. C’est aussi en cela que la lecture de Foucault est essentielle pour les analystes.

 

Le déchiffrement est toujours soupçonné par Foucault d’appartenir au régime du soupçon généralisé concernant le mal secret que serait le sexe[7], comme si religion et psychanalyse s’équivalaient en termes d’idéologie.

 

Par quoi Foucault remplace-t-il le soupçon ?

Exemplairement, par le goût partagé : « quand on rira des philosophes qui prétendent, des garçons, n’aimer que les belles âmes, on ne les soupçonnera pas d’entretenir des sentiments troubles dont ils n’ont peut-être pas conscience, mais tout simplement d’attendre le tête-à-tête pour glisser leur main sous la tunique du bien-aimé[8] ».

Au soupçon de l’inavouable, l’auteur oppose donc le registre d’une « affaire de goût[9] », le goût d’un « plaisir auquel [les hommes] étaient plus attachés », cette distinction de plaisir étant distinction d’eux-mêmes.

 

Si le rapport de ces individus à leur arrière-pensée n’est pas celui du refoulement, dont la levée produit le rire, donc si cette arrière-pensée n’appartient pas à l’inconscient, l’on peut se demander ce qui produit le rire en question. Ce rire, qui signe le goût partagé, ne semble pas signer l’innocence enfantine ou une quelconque neutralité morale. Il rappelle bien plutôt le rire de Tony Duvert[10].

Le rire semble en l’occurrence produit par le dévoilement d’un goût partagé insoupçonné par ceux qui n’y prennent pas part.

 

Peut-il y avoir du sexe, du plaisir, du goût, du rire, sans division ? L’on ne peut peut-être pas se débarrasser si facilement du discours analytique en ce qui regarde le corps et ses plaisirs, dont il semble difficile de penser qu’ils puissent être conçus privés de l’égarement qui fait le sexuel, de ce qu’il comporte « d’étranger, d’irréductible, de périlleux[11].

 

Qu’est-ce qui peut s’opposer à la moralisation du sexe, si ce n’est la platitude, excellente manière de s’opposer à la construction par les sociétés modernes du sexe comme étant « le secret[12] ».

Les pratiques grecques ayant eu lieu dans une période qui précède la faute et la culpabilisation chrétienne des actes sexuels, la platitude pourrait être, selon Foucault, celle du sexe naturel en tant que nécessaire à la survie de l’espèce[13], comme si cela existait chez les humains. Elle peut également être issue de l’affadissement de la pratique, au sens de son évidement de tout aspect transgressif. Car la transgression, quant à elle, présupposerait la morale qu’elle transgresse.

La platitude du sexe au sens de l’affadissement se trouve figurée dans de nombreuses œuvres cinématographiques et littéraires des années 90’ (Greg Araki, Larry Clarck, Bret Easton Ellis, Tao Lin, Richard Yates, Matthieu Weiner…), années post-débridage capitaliste. Il s’agit alors d’une « jouissance sans désir et sans trouble[14] », telle celle recherchée par les pratiques du souci de soi. Alliance de l’être en acte du premier moteur aristotélicien et du vide dépressif. La dépression comme seule alternative à la moralisation ? Ceci semble peu enviable.

Sauf qu’il s’agit peut-être là de l’horizon de la « désexualisation du plaisir[15], « dégagement du sujet vis-à-vis du sexe » cherché au-delà de l’intensification du plaisir. Ce n’est pas par hasard que la drogue traverse de part en part beaucoup des œuvres littéraires citées ci-dessus.

Le plaisir selon Foucault est ainsi jouissance selon la psychanalyse.

Nous y reviendrons.

 

Artémidore est l’autre face du refus de la psychanalyse. En effet, alors même que celui-ci fait usage, comme dans l’interprétation analytique des rêves, des résonances de la langue[16], ses procédures de déchiffrement visent avant tout la prospérité, non celle du conatus ou puissance d’être, mais bien plutôt la prospérité strictement sociale, d’où la signification d’abord sociale du rêve[17], qui s’appuie sur l’ambiguïté signifiante du sexe et de l’économie.

L’on n’y rêve pas de ses plaisirs mais bien plutôt de son économie domestique et seigneuriale. La où la psychanalyse s’est constituée pour toujours[18], sur les bords de la Traumdeutung, Foucault lui oppose un coaching onirique.

Cette présentation de l’analyse des rêves par Artémidore ne semble rien apporter de plus à ce que Foucault a déjà expliqué de l’expérience morale classique des aphrodisia[19], donc l’on peut se demander pourquoi cet examen se révèle nécessaire selon Foucault, sinon pour montrer, justement là où la psychanalyse est la plus solide, qu’elle n’est pas reine.

 

Le refus de ce que la psychanalyse peut apporter à la compréhension des rêves va jusqu’à nier la division du sujet rêveur, pourtant à ciel ouvert dans le fait que l’âme « ruse[20] » chez ceux qui savent interpréter leurs rêves. Cette ruse montre que quelque chose résiste et fait faille dans la volonté apollinienne de maîtrise de soi, volonté jamais plus claire que dans l’énoncé platonicien suivant : « les hommes réussissent ce qu’ils entreprennent « quand ils réfléchissent et appliquent leur esprit à ce qu’ils font »[21] ». Cet énoncé positiviste signe l’éviction de toute mise en fonction de l‘inconscient, le prototype de l’acte en psychanalyse étant l’acte manqué ou le passage à l’acte.

 Ou encore, est évacuée la possibilité de faire le mal en le sachant : « les intempérants sont toujours en même temps des ignorants[22] », ce qui élimine par là même à la fois le plaisir de la transgression, le choix pervers, la jouissance maligne, mais également l’égarement dans le plaisir douloureux de la jouissance. Est visée ainsi l’éviction de toute « césure du sujet[23] ».

 

 Prendre les formations que sont les rêves pour des vérités du futur concernant la prospérité économique – les dieux visitent nos songes - branche directement l’individu sur l’Autre, l’Autre de la destinée, ou les Autres, et non plus sur le rapport à soi. Précisément, les Autres semblent constituer le registre qu’analyse Foucault, les Autres, et non le sujet présupposé par l’expérience analytique.

Les Autres – ou, pas de sujet.

 

Ce sont les Autres en tant que paroles/discours des parents/éducateurs/société[24], donnant voix pour chacun d’entre nous au registre de la loi morale et du surmoi, qui semblent constituer le registre qu’analyse Foucault, car ce sont ces paroles-ci et le registre de leur discours qui font du sexe l’objet de l’aveu, du secret, du mal.

Ces déterminations de la chose sexuelle sont issues du registre du surmoi lui-même, d’une instance psychique particulière destinée à faire lien social, par répression des motions sexuelles et meurtrières. Ces déterminations se rencontrent au cours du cheminement de l’analyse, puisque les Autres appartiennent à l’histoire des accidents du désir, cependant elles n’en sont pas le dernier mot, car le but de la cure n’est pas la conformation de l’individu à l‘idéal social, mais bien plutôt son accommodation à la vérité qu’est son symptôme.

Analyser le discours analytique par le versant répressif et surmoïque qu’il permet d’expliquer ne peut que conduire à son inclusion dans l’histoire de l’hypothèse répressive !

 

Par ailleurs, les rapports avec l’Autre ne sont qu’une orientation de la direction de la cure, le mode de jouissance qui distingue le symptômé en est une autre. A cet égard, le registre du réel est aussi déterminant comme champ d’action de l’analyse que le symbolique, car la visée de la cure est la modification du rapport de l‘analysant à ses modalités de jouissance.

 En d’autres termes, l’interdit est interdit parce qu’il est impossible, et non parce qu’un temps historique déterminé aurait produit cet interdit, ni parce que, pour la psychanalyse, la morale ferait l’homme. Lorsque Foucault incrimine l’articulation logique entre la culture et l’interdit de l’inceste (« Si on admet que le seuil de toute culture c’est l’inceste interdit, alors la sexualité se trouve depuis le fond des temps placée sous le signe de la loi et du droit[25] »), Foucault passe à côté de l’enjeu de la mise en évidence de cet interdit par la psychanalyse : c’est moins ce qui fait la civilisation comme trait permettant de départager l’humain de l’inhumain, que de cerner le champ du réel en tant qu’impossible à symboliser, c’est-à-dire impossible à penser, à dire, à vivre, à subsumer sous  le sens, tel le passage à l’acte incestueux.

Si la psychanalyse indexe alors la sexualité à la loi et au droit, c’est parce qu’en son fond résident la possibilité et le lieu de l’angoisse, c’est-à-dire la jouissance comme présence de l’au-delà du principe de plaisir, signes précieux pour la direction de la cure.

 

Ainsi, dire que la psychanalyse appartient à l’histoire de l’hypothèse répressive, voire de la répression elle-même, revient à parler uniquement en historien, et en historien extérieur à la psychanalyse, car la psychanalyse ne relève pas de ce que l’on pourrait appeler la culture du Prince. Foucault, en effet, en appelle comme de juste à « se passer du personnage du Prince[26] » afin de penser le pouvoir : nulle transcendance – encore moins incarnée - en psychanalyse, sauf à substituer le discours du maître au discours de l’analyste.

 

Ce que Foucault examine dans l’émergence de l’expérience de la « sexualité », ce sont entre autres les « changements aussi dans la façon dont les individus sont amenés à prêter sens et valeur à leur conduite, à leurs devoirs, à leurs plaisirs, à leurs sentiments et sensations, à leurs rêves[27] ».

Or, ces sens et valeur, vecteurs du Prince, vont se trouver radicalement mis en question dans l’expérience de la cure, et non pour être remplacés par d’autres.

Ce que la cure analytique va remettre en question, c’est la prétention du registre du symbolique et de la domination phallique, c’est-à-dire du registre qui permet en particulier à « prêter sens et valeur», à dire le tout de l’être et à fonder l’éthos destination finale de toute praxis.

 

Si jamais il y a quelque chose comme un sujet, le seul sujet mis en jeu au cours de la séance analytique hormis l’analysant est le sujet supposé savoir, l’analyste étant, en tant qu’analyste, sujet destitué : le seul sujet imaginarisé comme individu est donc, doit-on le préciser, celui de l’analysant[28]. C’est pourquoi l’analyste qui se prend pour un sujet qui compte, qui se prend pour l’Autre, fait l’analyste en s’y croyant, et produit la mortification de la psychanalyse.

A dire vrai, parler de sujet est – au sens propre – un abus de langage : ou je suis, ou je pense, devient en termes lacaniens le postulat cartésien qui articule intiment pensée et existence. C’est pourquoi le « sujet » disparaît dans le fantasme analysé par Freud Ein kind wird geschlagen : le moment logique qui implique le « sujet » en analyse est reconstruit, pas déposé là quelque part, et ce « sujet » n’en a jamais le souvenir : le sujet y disparaît, y est disparu, n’y paraît pas.

Il n’y a de sujet que par abus de langage.

 

Là où je suis je ne pense pas, là où je pense je ne suis pas[29] : l’on ne peut être plus éloigné de toute « subjectivation morale[30] » dont Foucault se fait l’historien. Concernant le rapport à soi, la psychanalyse a non seulement beaucoup à dire mais ce n’est rien moins que le cœur de son travail : qu’est-ce qui fait ce « je » jusqu’au dynamitage du « je », car, de sujet se ressaisissant, se fermant sur lui-même, la cure psychanalytique n’en laisse que des miettes, sujet déchu réduit à un bout d’objet[31].

Corps contre-désir,

manifeste de la sauvagerie ou le malentendu sur l’objet.

 

Ce bout d’objet qu’est l’objet pulsionnel élaboré par le discours psychanalytique détermine le corps de la substance jouissance, accroché à la satisfaction mortifère et accroche du sujet au langage, ce corps n’est pas celui de la morale bourgeoise dans laquelle Foucault subsume la psychanalyse. Ce bout d’objet est une « saloperie[32] ». Le sujet est avant tout déchu, d’un point de vue logique.

 

La pensée psychanalytique du sexe et sa démonisation par le christianisme reposent selon Foucault sur la corrélation entre être caché et être fixé. Par exemple, au sujet des amours des Grecs, on « peut parler de leur bisexualité en pensant au libre choix qu’ils se donnaient entre les deux sexes, mais cette possibilité n’était pas pour eux référée à une structure double, ambivalente et bisexuelle du désir … [mais] à l’appétit … pour ceux qui sont beaux, quel que soit leur sexe[33]. »

Deux choses sont dites ici : le refus de la fixation du désir à un objet, et le refus de la fixation du désir à une structure binaire du désir.

Cependant, surgit immanquablement et immédiatement un malentendu entre Foucault et la psychanalyse, car l’objet qu’il s’agirait d’assumer d’en avoir fait le choix, n’est en fait, en rien, pour la psychanalyse, comparable à cet objet pseudo-total[34] appelé socialement et d’abord de l’extérieur homme ou femme.

Lorsque Foucault discute de l’appréciation antique de la pratique homosexuelle il emploie l’expression suivante « la singularité d’un désir qui ne s’adresse pas à l’autre sexe[35] ». Or, le cernement logique de l’objet a, élaboration lacanienne de l‘objet pulsionnel à la suite de Freud, a pour conséquence que le désir ordonné par le fantasme ne s’adresse jamais directement à l’autre sexe !

 

Le déchiffrement par la psychanalyse est toujours soupçonné par Foucault d’être commandé par la diabolisation du sexe, par exemple lorsqu’elle débusquerait « l’homosexualité latente » qui habite en secret » le rapport « instable et multiplié[36] » aux femmes de tel homme déterminé.

Or, pour la psychanalyse, même en ce qui ne regarde que le choix d’objet total, ce n’est vraiment pas parce qu’un homme ne couche qu’avec des femmes qu’il peut être dit hétérosexuel.

Le sexe biologique de l’objet est loin d’incarner le seul déterminant de la sexualité[37].

 

Si le sexe est, pour la psychanalyse, lieu de vérité, son indexation au fantasme révèle que nulle identité rigide ne peut être bâtie en ce lieu.

La psychanalyse opère certes une sorte d’«autonomisation du sexe par rapport au corps[38] », mais il s’agit de l’autonomisation, non d’un plein, mais d’un creux, d’un creux[39] dans l’image corporelle et d’un vide dans la significantisation : cette élection est celle d’une absence.

 

Qui plus est, la structuration du désir par cet objet invisible et difficilement saisissable par l’entendement quotidien qu’est l’objet a, est elle-même autre chose qu’une fixation sans passé ni avenir, qu’une fixation de toute éternité, sans quoi jamais le fantasme ne pourrait se modifier au cours de la cure ! Cette modification vise moins un contrôle du corps qu’une réduction du coût de la satisfaction.

 

C’est la question du corps que nous retrouvons ici : loin que le corps foucaldien ici encore insuffisamment dessiné s’oppose au corps pulsionnel de la pensée psychanalytique, il est fort difficile de ne pas retrouver des traits conceptuels majeurs de la pulsion freudienne dans la description par Foucault de ce qui est finalement visé par ce qu’il appelle la culture de soi, à savoir le « point de passage des agitations et des troubles[40] » entre le corps et l’âme. Merveilleuse définition de ce qu’est la pulsion[41] !

 

A quoi s’ajoutent la mise en évidence et l’insistance sur l’excès quantitatif[42], qui seul constitue le caractère pathologique pour ces Grecs-ci, à savoir la démesure des appétits corporels.

 

De cet excès à la caractérisation par Freud du pathologique comme reposant essentiellement sur une mesure quantitative, à la définition, pour les anciens comme pour la psychanalyse, du sexuel comme excès relativement au besoin[43], et, enfin, à la pensée d’un emballement ou d’un débordement inhérent au pulsionnel et à la jouissance, il n’y a guère de fossé infranchissable. Les « aphrodisia, c’est-à-dire des actes voulus par la nature, associés par elle à un plaisir intense et auxquels elle porte par une force toujours susceptible d’excès et de révolte[44] », à cette définition la psychanalyse ne trouverait rien à redire.

C’est en cela que l’intensification du plaisir, solution foucaldienne à désir marqué par la moralisation, rejoint l’objet a – plus-de-jouir élaboré par Lacan[45]

 

L’on peut se demander à quoi sert l’hypothèse selon laquelle le rapport au sexe ne proviendrait pas de la répression et de son histoire mais de la naissance et du progrès de l’instauration de la problématisation du rapport à soi.

C’est l’enjeu de la partie sur la culture de soi : montrer l’existence de nouvelles « inflexions[46] », qui vont dans le sens de l’apparition d’une inquiétude / sévérité / tendance à l’austérité / intensification du rapport à soi[47]. S’y ajoute le lien fondamental à remettre en question du souci de soi et des pensées/pratiques médicales[48]: dans ce dernier point l’on ne peut y voir autre chose que l’acquittement définitif de la psychanalyse de la sphère de pensée critiquée par Foucault, car la psychanalyse commandée par le non-savoir est en son fond anti-médical au sens où le médical viserait la restauration du normal.

L’inflexion est chose subtile : il est question d’accent de plus en plus marqué[49], en somme cela pourrait apparaître comme relevant d’un certain arbitraire démonstratif. Analyser la langue et les modalités de ce discours le serait moins mais est presque impossible en l’occurrence.

 

Par ailleurs, les discussions concernant la distinction entre l’idéalisme antique et l’idéalisme chrétien ne sont pas à même de démontrer efficacement la pertinence de ces développements historiques. Les distinctions entre imperfection et maladie, entre inspection et relation judiciaire[50] semblent peu argumentées, quel enjeu de la différence, vraiment, entre le choix de moyens convenables à la sculpture éthique de soi et la découverte de sa culpabilité, à part une différence politique majeure, à savoir que le premier cas étaye la distribution aristocratique des rôles sociaux alors que la seconde nivelle tout et tous dans une médiocrité devant la divinité unique ?

Il ne serait donc pas question de morale, mais de politique.

 

Si l’on considère ce qui se distingue d’avec ce qui est moyen ou médiocre, c’est-à-dire le contraire même de la singularité visée et pensée par la psychanalyse, si donc l’on pense en terme de style[51], qui caractérise le rapport aristocratique au monde, la psychanalyse n’est pas l’ennemi de la position foucaldienne : le style, ou comment ton corps tremble.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

ALLOUCH J., 2001, « L’intensification du plaisir est un plus-de-jouir », dans Le Sexe du maître, Paris, Exils éditeur.

FOUCAULT, M. 1976/1984. Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, L’usage des plaisirs, Le souci de soi, Paris, Tel Gallimard.

FREUD S., 1920, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.     

FREUD S., 1914, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.

FREUD S., 1905, Trois essais sur la théorie sexuelle, dans Œuvres complètes, VI, Paris, PUF, 2006.

FREUD S., 1899-1900, L’interprétation du rêve, dans Œuvres complètes, IV, Paris, PUF, 2003,

FREUD S., 1915, Pulsions et destins de pulsions, dans OEUVRES COMPLETES XIII, Paris, PUF.

LACAN J., 1960-1961, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil.

LACAN, J. 1964. Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil.

LACAN, J. 1967/1968, Le Séminaire, Livre XV, L’acte (analytique), staferla.

SPINOZA,  1965, ŒUVRES III, Ethique, Paris, Garnier-Frères.  

THUET Séverine, « Tony Duvert, le matérialisme du déserteur ou contre la maladie de la mort », non publié.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Résumé

 

L’Histoire de la sexualité de Michel Foucault étonne le psychanalyste : sa lecture historique du discours constituant le sexe semble à la fois ignorer et incriminer le discours analytique, là même où il est le plus concerné. Pourtant, ce rapport à l’analyse fait d’extériorité fait valoir ce qui lui permet de rester vivace. Qui plus est, le discours de Foucault et la psychanalyse, par-delà le malentendu regardant l’objet de la pulsion/désir/ fantasme, peuvent se rejoindre au sujet de ce qui fait corps, de ce qui fait trembler le corps.

 

Mots-clés

Corps, objet a, division subjective, discours de l’analyste.

 

Misunderstanding about object or, between psychoanalyses and Foucault, hyphen : the shivering body.

 

Michel Foucault’s Histoire de la sexualité surprises the psychoanalyst : his historical study of the grounding speech about sex seems to both ignore and incriminate the analytical speech, even where it’s the most involved. However, his made of exteriority relationship to analysis valorizes what’s required so that analysis can stay alive. Plus Foucault’s speech and analysis, over the misunderstanding about object, can concur on what makes a body.

 

Body, object a, subjective division, analyst’s speech.


[1] Nous nous concentrerons sur les tomes I, II, et les deux premiers chapitres du troisième, FOUCAULT M. 1976/1984, Paris, Tel Gallimard.

[2] SPINOZA, Ethique, ŒUVRES III, 1965, Garnier-Frères, 138 : « …le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Ame de l’étonnement ».

[3] La volonté de savoir, 208.

[4] Le souci de soi, 12.

[5] L’usage des plaisirs, 12.

[6] La volonté de savoir, 82.

[7] Par exemple, « débusquer les traces secrètes » du désir malin condamné par l’Eglise ou « débusquer  « l’homosexualité latente » » contrevenant à l’image idéale de virilité et pourtant impliquée possiblement dans l’excessif amour des femmes auquel se livre un homme, L’usage des plaisirs, II 54 et 115.

[8] L’usage des plaisirs, 57.

[9]Telle « la préférence pour les garçons et les filles », L’usage des plaisirs, 247.

[10] Thuet Séverine, « Tony Duvert, le matérialisme du déserteur ou contre la maladie de la mort », non publié.

[11] La volonté de savoir, 145.

[12] La volonté de savoir, 49.

[13] L’usage des plaisirs, 66.

[14] Le souci de soi, 94.

[15] ALLOUCH J., « L’intensification du plaisir est un plus-de-jouir », dans Le Sexe du maître, Paris, Exils éditeur, 2001, 216.

[16] Par exemple concernant le bordel et le cimetière, appelés tous deux « lieu commun », Le souci de soi, 30.

[17] Idem, 39/41.

[18] Freud, quelques années avant sa mort, préfaçant son œuvre : « Ce livre, avec cette nouvelle contribution à la psychologie qui surprit le monde lorsqu’il fut publié (1900), demeure pour l’essentiel inchangé. Il contient même, selon mon jugement actuel, la plus précieuse de toutes les découvertes que j’ai eu la bonne fortune de faire. Une telle intelligence des choses ne nous échoit qu’une fois dans une vie », FREUD S., Œuvres complètes, IV, 1899-1900, L’interprétation du rêve, Paris, PUF, 2003, 23.

[19] Le livre d’Artémidore ne fait qu’attester de la « durée » et de la « solidité » de cette expérience, Idem, 51.

[20] Le souci de soi, 22.

[21] L’usage des plaisirs, 163.

[22] L’usage des plaisirs, 116.

[23] Le souci de soi, 85.

[24] FREUD S., 1914, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, 1969, Paris, PUF, 100.

[25] La volonté de savoir, 145.

[26] La volonté de savoir, 128.

[27] L’usage des plaisirs, 10.

[28] LACAN J., Le Séminaire, Livre XV, L’acte (analytique), 25.

[29] LACAN J., Le Séminaire, Livre XV, L’acte (analytique), 39.

[30] L’usage des plaisirs, 41.

[31] « …ce que l’objet a commande, à savoir tout bonnement le sujet », LACAN J., Le Séminaire, Livre XV, L’acte (analytique), 35.

[32] LACAN J., 1964, Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 232.

[33] L’usage des plaisirs, 245.

[34] FREUD S., 1905, Trois essais sur la théorie sexuelle, dans Œuvres complètes, VI, Paris, PUF, 2006, 160.

[35] L’usage des plaisirs, 250.

[36] L’usage des plaisirs, 115.

[37] En matière sexuelle on « a affaire plutôt à trois séries de caractères : caractères sexuels somatiques, caractères sexuels psychiques, mode du choix d’objet », FREUD S., 1920, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 269.

[38] La volonté de savoir, 155.

[39] LACAN J., 1960-1961, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 449 : « l’objet phallique » est « comme un blanc sur l’image du corps ».

[40] Le souci de soi, 79.

[41] FREUD S., 1915, Pulsions et destins de pulsions, dans OEUVRES COMPLETES XIII, Paris, PUF, 169 : « …la pulsion nous apparaît comme un concept-frontière entre animique et somatique, comme représentant psychique des stimuli issus de l’intérieur du corps et parvenant à l’âme ».

[42] L’usage des plaisirs, 62.

[43] L’usage des plaisirs, 70.

[44] L’usage des plaisirs, 123.

[45] ALLOUCH J., « L’intensification du plaisir est un plus-de-jouir », dans Le Sexe du maître, Paris, Exils éditeur, 2001, 215.

[46] Le souci de soi, 51.

[47] Le souci de soi, 55/57.

[48] Le souci de soi, 75.

[49] Le souci de soi, 93.

[50] Le souci de soi, 86.

[51] Il s’agit dans la pensée antique non de faute et de culpabilité mais d’un « style d’activité », Le souci de soi, 50.

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