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La notion de réel dans la première décennie de l’enseignement de Lacan.

Séminaire d’introduction à Lacan, Bernard Toboul et Alain Vanier.

Stage du 10 septembre 2011.



La notion de réel dans la première décennie de l’enseignement de Lacan.



Lacan ne définit pas cette notion en elle-même : il la définit relativement à la nécessité, qui traverse son œuvre, de l’intelligence de la cure analytique.

C’est pourquoi il ne faut pas s’attendre à ce que l’on réponde à la question « qu’est-ce que le réel ? », question métaphysique par excellence, car le réel n’est, en psychanalyse, ni une catégorie, ni un champ de l’être. Le réel, le symbolique et l’imaginaire forment une triade qui, pour reprendre les termes du séminaire de L’identification (64), est tout entière constituée par la révélation du champ de l’expérience freudienne. La notion de réel est ainsi toute relative à celle du sujet de l’inconscient.

Le réel n’est donc pas à confondre avec la réalité, le réel n’est pas circonscrit par la formule « Il y a », en tant qu’elle serait porteuse d’un fait ou d’un événement objectivable, le réel n’est pas hors-sujet. Il n’est pas une question de fait mais de structure.

Et même si, en ce sens, le réel n’existe pas, les différentes étapes de l’élaboration de sa notion sont pourtant ce qui permet à Lacan de construire l’objet auquel se rapporte le sujet de l’inconscient, à savoir l’objet du désir en tant qu’il n’est pas un objet de l’expérience perceptive. C’est ce à quoi nous conduit, en ce premier moment de son enseignement, l’élaboration de la notion de réel.



1. J’ai prélevé le premier repère concernant la notion de réel à la fin du séminaire sur les écrits techniques de Freud (297). Lacan dessine alors un petit diamant. Le plan médian de ce diamant correspond à « la surface du réel, du réel tout simple », celui dans lequel toutes « les places sont prises ». Ce dessin permet à Lacan de définir la progression de la cure en ceci qu’elle exige que les mots et les symboles introduisent un « trou dans le réel » tout simple. Le premier repère est donc la distinction entre le réel primitif et le réel symbolisé.


Ce trou dans le réel tout simple constitue ce que Lacan appelle ici la révélation de la parole ou progression de la cure. L’effet du trou dans le réel effectué par le symbole est l’interchangeabilité des choses ou substitution des objets les uns aux autres (100). La nécessité de cette substitution nous indique que nous n’avons pas affaire aux objets de ce que nous nommons ordinairement la réalité. Nous n’avons affaire, au moyen du langage, qu’aux signifiants. Autrement dit, le langage ne nous permet jamais d’accéder à l’objet, il ne nous permet d’accéder qu’à la signification qui renvoie elle-même à une autre signification (SIII 42).

La nécessité de trouer le réel n’est pas seulement une nécessité de la cure ou plutôt elle est une nécessité de la cure car elle est une nécessité de la structuration psychique du sujet. C’est ce que montre a contrario le cas du petit Dick (SI), qui est presque tout bonnement dans le réel primitif et n’a que peu accédé à la réalité humaine avant l’intervention de M. Klein, qui lui donne la loi de l’Œdipe.


Nous pouvons en déduire deux éléments quant à la notion de réel : premièrement, ce que nous appelons le monde partageable des objets est le résultat de la symbolisation du réel primitif ou réel tout simple, deuxièmement, cette symbolisation nous barre l’accès à ce réel primitif. Par conséquent, le réel est à la fois ce qui doit être symbolisé et ce qui résiste absolument à la symbolisation (SI 80).



Il ne suffit pas de faire des trous au moyen du symbole dans cette surface du réel tout simple, il faut encore que cette symbolisation tienne bon. C’est pourquoi la mention de la loi de l’Œdipe donnée par M. Klein au petit Dick, en tant que son don rend possible la symbolisation du réel par l’enfant, ne signifie rien moins que la nécessité d’une étape logique préalable au fonctionnement du signifiant et à la substitution des objets. Ce préalable réside dans l’affirmation symbolique de certains signifiants primordiaux. Cette affirmation seule rend possible la création d’un monde symbolisé, c’est-à-dire humanisé.




2. Ce préalable à l’humanisation du réel primitif constitue le second repère de la notion de réel. Nous l’avons prélevé dans la Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud, Ecrits (388), où il est présenté par les conséquences de son absence, par la négative : « ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel ». L’absence de cette symbolisation primordiale ou refus d’accès au symbolique est appelé par Lacan forclusion. Le second repère est le réel comme lieu d’apparition du signifiant hors sens.



Dans le cas de l’homme aux loups, le refus de l’accès de la castration à l’ordre symbolique est la condition de possibilité structurelle de l’hallucination du doigt coupé. Or la castration est liée au signifiant qu’est le Nom-du-Père, et le Nom-du-Père fait partie des signifiants primordiaux qui constituent les piliers, d’abord, de la composition du monde par le sujet, ensuite, de sa situation à l’intérieur de celui-ci, en tant qu’homme ou en tant que femme (SIII96). Ce qui a été refusé dans l’ordre symbolique relève ainsi du réel primitif, non troué par le signifiant, cet élément est alors hors-sens. Ce signifiant est hors sens même s’il représente quelque chose du sujet, tel le signifiant « truie » entendue par celle qui dit venir de chez le charcutier (SIII).


Il ne faut pas confondre cette apparition hallucinée du signifiant dans le réel avec la présence du signifiant dans le réel telle que nous l’avons définie au premier point comme trou dans le réel. Ici il s’agit plutôt d’un trou dans l’ordre symbolique. Par exemple, l’opposition jour/nuit est une amorce symbolique précoce, donnée à l’enfant par la mère (SIV) et qui, avec d’autres symbolisations, structurent sa réalité en constituant une jointure entre le symbolique et le réel (SIII 147). Les signifiants jour/nuit dépassent, en tant que signifiants, les significations qui leur sont attribuables. Et leur assomption permet l’humanisation du réel tout simple alors que le signifiant halluciné dans le réel, « truie », produit une désolidarisation déshumanisante du symbolique et du réel.

De même, il ne faut pas confondre le signifiant halluciné et le signifiant qui peut apparaître comme présent dans le réel à certains moments, sans pour autant remettre en cause la structuration de la réalité, tel que « la paix du soir » (SIII 156) : la paix du soir n’est pas, comme le signifiant halluciné, « truie », hors sens, il est au-delà de la signification, comme le signifiant structurant, jour/nuit, et correspond à un mode de présence du monde ou au monde.



La paix du soir nous donne l’exemple de l’apparition d’un signifiant dans le réel, hors structure psychotique. Il s’agit alors de l’incarnation de ce qui relève du réel sous la forme d’un signifiant pur. Ce réel excède l’ordre symbolique, c’est bien pourquoi, comme signifiant, la paix du soir se passe de commentaire.

Nous voyons ici l’amorce possible de l’absence de congruence entre le symbolique et le réel. Cette amorce est confirmée par le caractère nécessairement accidenté de la symbolisation primordiale, caractère accidenté consubstantiel à sa définition (SIII 96).



3. Nous pouvons maintenant indiquer comment le réel résiste absolument à la symbolisation alors même qu’il doit être symbolisé. En effet, comme nous l’avons vu, le sujet n’a pas directement affaire aux objets du monde. La raison en est que les objets recouverts par le filet du langage sont les objets du désir des autres parentaux. La création du monde par l’enfant passe donc par la demande. Les conséquences de ce passage sont définies par Lacan dans La signification du phallus, Ecrits (690): « ce qui ainsi se trouve aliéné dans les besoins constitue une Urverdrängung de ne pouvoir, par hypothèse, s’articuler dans le demande : mais qui apparaît dans un rejeton, qui est ce que se présente chez l’homme comme le désir ». Les conséquences du passage par la demande constituent notre troisième repère quant à la notion de réel, à savoir le réel comme déchet de la symbolisation.



L’opération de l’impossibilité ici décrite, « de ne pouvoir, par hypothèse, s’articuler dans le demande », est appelée par Lacan refoulement originaire, et le reste de cette opération relève du réel, en tant qu’il chute de la symbolisation.

En effet, les signifiants de la mère sont tout d’abord des signifiants dans le réel, des signifiants incompris, tels le jour et la nuit. Ils sont incompris car porteurs de l’énigme sexuelle, mais aussi incompris au sens où ils ne sont pas encore compris dans l’organisation symbolique de l’enfant. L’enfant doit s’approprier ces signifiants afin de symboliser à son propre compte le réel et de se créer comme sujet se situant dans le monde commun (SIV 49), ce qui suppose le capitonnage de la signifiance par le Nom-du-Père.

Mais il est à noter que ce capitonnage est nécessairement déficient, car ce qui s’échappe de la demande symbolisante et qui échoue dans le rejeton qu’est le désir s’en échappe tout aussi bien pour le sujet que pour l’Autre. L’autre aussi est divisé par l’opération symbolique et est sujet de désir.

Ce X de désir est recouvert par la signification phallique qui court sous le signifiant mais demeure en tant que reste de la symbolisation. Car la symbolisation suppose la perte du réel qu’elle symbolise, comme nous l’avons vu dès le premier repère. Ce reste, qui résiste à la demande, relève du réel et permet le fonctionnement de l’objet du désir.



Il ne faut pas croire que ce passage par la définition du refoulement originaire et de son rejeton, le désir, nous éloigne de la notion de réel et de son horizon, l’intelligence de la cure. Au contraire, et c’est ce que montre le repère suivant, à savoir l’élaboration du concept de Chose, qui donne un fondement au rapport entre le réel comme ce qui échappe à la symbolisation et l’objet du désir comme inexorable du sujet.




4. Le quatrième repère est ainsi la mise en relation, dans le séminaire sur l’Ethique de la psychanalyse, de la morale et du réel (28), Lacan parle : « ma thèse est que la loi morale, le commandement moral, la présence de l’instance morale, est ce par quoi, dans notre activité en tant que structurée par le symbolique, se présentifie le réel - le réel comme tel, le poids du réel ». Le quatrième repère est ainsi l’indexation de l’éthos à la jouissance, jouissance du mal dont le cœur est réel.


Le passage par la dialectique de la demande nous a permis de poser le désir comme rejeton de la demande ou de la symbolisation, donc comme issu du rapport à l’Autre primordial.

En effet, pour le sujet, l’Autre est divisé entre, d’une part, les signifiants ou coordonnées qui guident la recherche de plaisir, et, d’autre part, la Chose définie comme ce qui, de cette Autre, est de sa nature étranger (SVII 65), c’est-à-dire non assimilable au système symbolique.

Par conséquent, la Chose est ce dont la jouissance est visée mais tout aussi bien mise à distance par le principe de plaisir. Le désir vise la jouissance de la Chose interdite, c’est-à-dire de ce qui, de l’Autre primordial, échappe au symbolique. Nous pouvons dire que cette jouissance relève du réel en tant qu’il insiste dans le désir comme son objet. C’est ce qu’illustre l’effroi de l’homme aux rats devant sa jouissance à lui-même ignorée : la jouissance interdite, déshumanisante, pourtant au cœur de son désir.

Ce que montre par ailleurs Lacan dans ce séminaire est que la jouissance du mal se trouve au cœur du respect de l’injonction morale, ainsi en est-il du délice par lequel la sainte buvait le bain de pied des lépreux (SVII 221) ou du renforcement de l’injonction morale issu de son plus scrupuleux respect. Ceci explique que l’instance morale définie comme mode de jouissance soit ce par quoi se présentifie le réel, en tant que lieu, non du plaisir, mais de ce qui tue son principe. L’on voit ainsi se profiler la parenté du réel et de la pulsion de mort.

La Chose est qualifiée d’extime. En effet, elle désigne à la fois l’intime du sujet sous la forme de ce qui conditionne absolument sa désirance et l’en dehors du sujet en tant qu’elle échappe à sa saisie, sinon comme fantasme, par exemple sadien. La Chose est ainsi en dedans et en dehors du sujet, et le conditionne, exemplairement comme répétition symptômale.

Etant le premier substrat théorique de l’objet a, nous voyons apparaître en quoi l’élaboration de la Chose crée les conditions d’une topographie du sujet, nouvelle formalisation ayant pour centre le rapport du sujet au réel que son désir tient à l’écart.



Ce dernier repère de l’élaboration de la notion de réel nous ouvre à la question du mal par l’intermédiaire de la jouissance, et de sa possibilité opératoire ou, au contraire, symptômatique, pour la cure elle-même. Le franchissement de l’interdit incestueux, l’extermination technicisée d’un peuple, les deux mois d’éternité sans mère de l’enfant abandonné à la naissance, sont autant de figures de l’horreur du réel, figures de l’inhumain. Si ce réel est le réel primitif, perdu, inaccessible à la symbolisation et la conduisant pourtant, nous pouvons penser que cet inassimilable constitue la butée du trouage du réel par le symbole présenté par Lacan comme progression de la cure. Que faire alors de ce réel au sein de la cure et peut-on généraliser l’existence d’un réel forclos dans toute analyse, de l’inhumain au cœur du symbolisé, même pour le névrosé ? Faut-il s’en accommoder ou peut-on défaire le rejet hors du symbolique ?


Séverine Thuet







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