Cartel du 26 Septembre 2013, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Lacan.
L’excommunication, ou le désir de Lacan.
…un enfant, qui peut faire un mathématicien, est incapable d’être philosophe ou même physicien.
Ethique à Nicomaque, Aristote.
Acceptez ce conseil d’un homme âgé. Vous devez apprendre le détachement, un détachement clinique, sinon vous ne survivrez pas à votre métier.
Dit un vieux policier à un autre, dans Il, Derek Van Arman.
Lacan pose le séminaire comme faisant partie de la praxis elle-même, car dirigé vers ce qui est un élément de cette praxis, à savoir la formation de psychanalystes (SXI 8).
Cet énoncé seul suffit à affoler les méninges. Comment ce qui à première vue relève de l’ordre du discours peut-il produire une formation inconsciente, telle celle du psychanalyste ?
Formation inconsciente, c’est déjà beaucoup dire, plus que ce qui se trouve dans la citation, dans tous les cas beaucoup plus que ce qui était dit avant Lacan, que ce qui était et reste inclus dans le système de formation des sociétés analytiques, dont celle qui l’exclut en tant que didacticien.
Et, après tout, cette formulation de la fonction du séminaire est à la fois synthétique et programmatique, car, quoi d’autre dans le séminaire que la prise au sérieux de ce que le signifiant articulé fait de l’homme, le séminaire pourrait donc bien former un analyste.
L’on peut se demander si le séminaire modifie l’inconscient sur le même mode que la cure.
Comme le séminaire procède à première vue de la théorie, et la praxis de son opposé, cet énoncé nous engage dans une enquête sur la praxis et le statut du discours dans le séminaire.
A l’origine, c’est-à-dire dans le savoir déposé chez Aristote, l’art se distingue de la science : la techne est la vertu de l’intelligence poétique, l’episteme, la science de l’intelligence théorique. La praxis se distingue, elle, de la poiesis : la première est l’activité qui ne produit aucune œuvre distincte de l’agent et dont la fin est l’activité intérieure, la seconde est l’activité qui vise la réalisation d’une œuvre extérieure à l’artiste.
Le psychanalyste n’est donc ni un technicien, ni un artiste, la psychanalyse n’est ni de la poiesis, ni de l’episteme.
La formation du psychanalyste est une praxis en tant qu’elle est une formation inconsciente, comble de la praxis comme résultat de la formation de soi, puisque ce n’est même pas le soi tel que l’on croit le connaître qui se trouve modifié, et à l’opposé du métier de celui qui a l’expérience de la sculpture, exemple de poiesis qui présuppose l’acquisition de la techne.
Donc, l’on se forme sans le savoir.
La procédure de la passe présuppose pourtant que l’on puisse le cas échéant articuler quelque chose de cette formation insue, produire un savoir de cet inconscient.
Qui plus est, comme il s’agit d’une formation inconsciente, ce ne peut-être que de l’autre que s’épingle ce devenir du sujet de l’énonciation (passeurs, psychanalyste du formé, patient en demande d’analyse), ce n’est donc rien moins que d’un hypothétique et toujours déconfit lui-même que l’on pourrait sauter le pas. C’est pourquoi l’on s’autorise conjointement de quelques autres : l’analyste, s’inscrit et se détermine de par les effets qui résultent de la masse analytique, je veux dire de la masse des analystes (SVIII 396).
Si le séminaire appartient à la praxis, c’est qu’il ne relève pas de la théorie.
Revenons au père de notre métaphysique : il faut distinguer les choses qui sont l’objet de la science (episteme) des choses qui sont l’objet des actions qui fabriquent et des actions qu’on accomplit (poiesis et praxis). Les premières ne peuvent pas être autres qu’elles ne sont, les secondes peuvent être autres qu’elles ne sont. Il n’y a pas de science quant aux choses dont les principes peuvent être autres qu’ils ne sont : les choses et les principes sont immuables (les premières étant tout entières engendrées par le seconds).
Celui qui a la sagesse théorétique est celui qui possède le vrai quant à ce qui ne peut être autrement qu’il n’est. Evidemment, à la suite, par exemple, de la dualité onde-corpuscule et du principe d’incertitude d’Heisenberg, qui démontre l’impossibilité de connaître à la fois la position et la vitesse d’un corps, cette détermination de la science peut paraître désuète. Pourtant, quelque chose du domaine des principes ne peut pas être autre qu’il n’est pour qu’il y ait science (le principe d’Heisenberg).
Si la cure peut produire un raccourcissement du circuit de la satisfaction du patient, c’est bien que la formation inconsciente du patient, comme celle de l’analyste au moins avant lui, peut être autre qu’elle n’est.
Nous verrons ce qui doit demeurer de l’ordre du principe afin de demeurer de la psychanalyse.
Cette détermination de la science a l’avantage de nous mettre sur la piste de la distinction du savoir et de la vérité. Car le vrai est pour Aristote ce qui est identique chez tous. Le paradigme en est le blanc et le rectiligne.
Or, même si le discours de Lacan prétend d’une certaine façon à dire le vrai quant à ce qu’il se passe dans la cure, ce vrai est d’abord défendu contre la perte du tranchant de la vérité du champ ouvert par Freud (Acte de fondation, 1), donc de la psychanalyse elle-même.
Ce caractère du vrai n’est ainsi pas la propriété de l’affirmation selon laquelle une chose, par exemple un lapin, possède l’attribut blanc, blanc dont l’essence est universelle, (cette affirmation est alors adéquate à la chose en question) ou selon laquelle tel cas présente le trait différentiel de la théorie (SXI 15).
De façon parodique, Lacan définit tout de même la vérité comme une adéquation à quelque chose, mais à une chose en majuscule : la Chose freudienne (SXVI 346, dit en raccourci : la Chose freudienne, cette vérité, c’est la même chose).
Safouan[1] déplie comme suit le mouvement qui aboutit à la définition de la vérité comme adéquation à la Chose freudienne, qui est la vérité (d’où le constat que les complexes d’Œdipe et de castration sont tombés aux oubliettes en 1964 (SXI 15 personne ne se préoccupe plus…) :
En 1954, dans Les variantes de la cure-type, sont distinguées la vérité de la parole et la vérité du discours, c’est-à-dire ce que le parleur veut dire et ce que ce discours lui apprend de la condition du parleur. Ce second plan se réfère à ce qu’entend celui qui occupe la fonction de l’analyste.
En 1956, dans La Chose freudienne, la vérité n’est plus un attribut de la parole mais la Chose même…qui se signifie dans la parole. La vérité est alors une adéquation à la vérité elle-même, à la Chose freudienne, ou à la dette symbolique. Ainsi, Lacan dit le vrai sur Freud qui a su laisser, sous le nom d’inconscient, la vérité parler (La science et la vérité, in Ecrits, 868). Dans le séminaire se signifie la Chose freudienne, et le travail de l’Ecole a en effet pour milieu, au sens du milieu aquatique, cette dette symbolique : elle donne son champ à l’ouverture au fondement de l’expérience (Acte de fondation, 6).
Lacan est celui qui parle dans le séminaire. Pour autant, ce n’est pas l’auditeur du séminaire, ni le lecteur du séminaire retranscrit, qui se trouve tenir la fonction de l’entendeur analytique, entendeur qui doit alors saisir quelque chose de la position subjective de Lacan, de son désir, c’est-à-dire de ce que le discours de Lacan apprend de la condition du parleur qu’il est : comme c’est moi qui parle, c’est moi qui suis ici dans la position de l’analysant, dit Lacan (Le savoir du psychanalyste, 2 Décembre 1971, 1). C’est la dritte Person, l’Autre de l’Autre[2], la Chose freudienne devant laquelle Lacan témoigne. Son analyste est l’analyse. D’ailleurs, Lacan distingue le plan du discours du plan de la parole en ce qui regarde son séminaire : cette parole est une parole d’enseignement. L’enseignement… je le distingue du discours (Le savoir du psychanalyste, 2 Décembre 1971, 2). C’est sa parole, non le discours au sens du sujet de l’énonciation, qui enseigne.
La Chose freudienne définie comme vérité semble maintenir un sujet supposé savoir et la fin de l’enseignement et de la pensée de Lacan est peut-être la fin de son analyse. La Chose freudienne l’a fait travailler et c’est le cœur de l’Ecole : le transfert de travail, cf L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail (Acte de fondation, 5).
Ne pas donner d’indications techniques, au sens où elles pourraient constituer un traité de guerre, est l’indication que la vérité n’est pas dans la production d’un savoir extérieur à soi (règle technique, attribution d’un trait hystérique à un comportement) mais dans la praxis et la fidélité à la Chose freudienne. L’on pourrait donc imaginer une autre pensée que celle de Lacan qui soit fidèle à la Chose freudienne.
Pour reprendre un concept aristotélicien, la phronesis ou prudence (sagesse pratique), ni science, ni art, est la disposition qui relève de la connaissance des faits particuliers et rend capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain.
L’on y retrouve la visée éthique de la psychanalyse : ni vraie ni fausse, une intervention infidèle à la Chose freudienne a, pour le dire vite, une implication négative vis-à-vis de la puissance désirante du sujet en analyse.
Ce qui prend la place de ce qui, pour Aristote, accompagne la prudence, à savoir la règle vraie, est la vérité comme dette symbolique. Disparaît alors la tension initiale chez celui qui enseigne entre la possession du vrai et le domaine dans lequel il n’y a pas science dans la mesure où les choses et leurs principes peuvent être autres qu’ils ne sont. Car la phronesis ne concerne que les choses particulières et la vérité n’est pas dans le discours en tant qu’ensemble d’assertions sur le cas (elle suppose malgré tout une entrée dans le travail critique vis-à-vis de l’interprétation de Freud). La vérité comme fidélité à la Chose freudienne est avant tout abstinence, c’est-à-dire dans l’absence de réponse au Che vuoi ?[3]
Comment penser le rapport de ce transfert de travail, transfert, en son fond, à Freud, et du désir de l’analyste ?
Pour que l’analyse prenne fin, il faut que soit éliminé le sujet supposé savoir. Mais demeure la Chose freudienne comme vérité. Ces deux éléments semblent contradictoires. Car en quoi la fidélité à la Chose freudienne définie comme vérité se distingue-t-elle du maintien d’un sujet supposé savoir ?
Ils semblent n’être contradictoires que sur un plan général, caractère qui empoisonne la pensée de la cure psychanalytique (recherche du trait dit universel) : c’est tel sujet en analyse qui s’affronte à son désir déclaré de devenir analyste, non 1+1+1+1+1+1 constituant un ensemble homogène (une société d’analyste partageant le même idéal).
S’il est question de désir, n’est-il pas question de fantasme, et la pureté animique de l’alchimiste/analyste (SXI 14) peut-elle aller au-delà de la barre du Che Vuoi (y compris institutionnel) ?
La création de la formule désir de l’analyste a le mérite de mettre en évidence que ce qui importe est moins le rapport de l’analysant/candidat à son analyste qu’à l’analyse elle-même, rapport qui est censé passer auprès de l’Ecole (un certain désir originel joue un rôle prévalent, dans la transmission de la psychanalyse, SXI 17). Mais il s’agit du désir de l’analyste et non du désir de l’analyse. Ainsi n’est pas en question un désir générique. Les exemples qu’en donne Safouan sont singuliers (une angoisse de se refuser à la vérité par haine de la bouche qui la profère par exemple, 69). L’élaboration de l’objet du désir désidéalise la passation analytique : Il n’y a pas d’objet qui ait plus de prix qu’un autre – c’est ici le deuil autour de quoi est centré le désir de l’analyste (SVIII 464). Y compris la figure de l’analyste : l’analyste doit avoir une juste aperception de son rapport avec la fonction de l’idéal du moi, fonction soutenue à l’intérieur de la masse analytique (SVIII 393). La position de l’analyste est une position subjective et non personnelle. Si cette fonction a subi une incarnation par Lacan lui-même, rendant difficile cette juste aperception, il reste que le transfert de travail a fonctionné et même colonisé l’Amérique du Sud.
Que le désir de l’analyste soit une formation inconsciente est indiqué par la définition de la praxis que donne Lacan (action par laquelle l’homme est mis en mesure de traiter le réel par le symbolique, SXI 11). Car le réel n’étant pas la réalité (le bois que travaille le menuisier, techne, l’essence dont telle chose peut relever, episteme), c’est un inarticulable (mais signifiable, dit Safouan) qu’il s’agit de mettre au travail dans l’analyse.
Chez Aristote, les choses sont toutes entières engendrées par leurs principes : si j’ai l’essence du lapin, je corresponds à cette essence, le reste relève de la catégorie de l’accident : c’est un accident que j’ai, en tant qu’individu lapin, une tâche noire sur la patte, pour le reste, j’appartiens à l’espèce lapin. En psychanalyse, la symbolisation du réel (Bejahung) est toujours plus ou moins défaillante (SIII 91) et ce qui est accidentel chez Aristote est l’essentiel chez Lacan, à savoir ce qui ne fonctionne pas dans la Bejahung : la faille corrélative à l’assomption de son propre sexe et à l’être-au-monde.
Dans l’Acte de fondation, Lacan distingue praxis et doctrine d’une part (1), praxis de la théorie ou éthique de la psychanalyse d’autre part (3). S’y dévoilent, d’abord, que le modèle politique du savoir de l’Antiquité à Lacan a changé : refus de l’universel en tant que trait du maître (c’est pourquoi Lacan peut être négocié SXI 10), ensuite, que le rapport à soi impliqué par la notion de praxis ne peut avoir dans la pensée lacanienne que l’indexation du désir, dernier terme de ce qui fonctionne dans l’analyse.
Il s’agit pourtant d’éviter la formule selon laquelle le savoir sur l’objet a serait la science de la psychanalyse (La science et la vérité, Ecrits, 863) car cet objet est la trace de la division subjective que doivent sauvegarder les procédures institutionnelles (dont le plus un ?). Afin que le savoir du psychanalyste soit, tel celui des Lumières, un savoir qui ne fût hommage à aucun pouvoir (Le savoir du psychanalyste, 4 Novembre 1971, 10), il faut diablement modifier les paramètres du savoir.
Modification que Lacan opère en distinguant, sur le modèle de l’usine, le travail (poiesis, cité par Lacan) de la vérité du moyen de production de la vérité (praxis ?) : le savoir produit… l’objet a en tant que moyen de production de la vérité (SXVI 347). Pour l’analysant désireux de prendre la position de l’analyste, la vérité n’est pas produite comme résultat par le savoir. Le savoir qui compte est la machine et non le produit de la machine.
Séverine Thuet.
[1] Jacques Lacan et la question de la formation des analystes, Seuil, 1983, p. 46 et 47.
[2] Safouan, 52.
[3] Si l’Autre s’écarte d’un silence où se signifie la seule réponse possible à la question : « Laisse-toi être »,…il frustre le sujet de ce désir qui doit se manifester comme un X, Safouan, 66.
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